Tome 4 : ANAD ECMO et le Secret des Sermonins  au fur et à mesure JC DELMEULE
ANAD ECMO et le Secret des Sermonins
JC DELMEULE - Tome 4
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I


Le regard des vaches est cette immensité bénigne qui rend hommage à la douceur des  cils, à peine offusqués par la présence du passant, qui, somme toute, n’est peut-être que le parrain d’une vigilance amicale, le pâtre désargenté des promenades vespérales. La 3298 offre sa bienveillance aux croupes de ses sœurs de prairies et la 2888 vient, gracile animal des ambiances bucoliques, faire honneur à l’hôte inattendu qui s’égare en Avesnois. Elle et ses amies s’approchent de ce marcheur impénitent qui a décidé de flirter avec les chemins buissonniers. Comment ne pas braconner les sensibilités pastorales, comment ne pas cultiver les relations champêtres ? Leur peau luit au soleil de juin et la truffe des bovines est une offrande à la paix.
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Et pourtant.
Dans l’auge rouillée et battue en brèche par les fleurs de pissenlits, flotte un corps, certes magnifique, tout tracé de saveurs oblongues et de rondeurs affichées, mais curieusement inattentif aux règles de la respiration qui supposent qu’il faille, parfois, lever la tête pour inspirer le gaz vital que les chimistes ont catalogué sous le sigle O2. La silhouette est féminine par ses courbes et ses vêtements. Une robe de coton imprimé aux motifs caraïbes. Des bottes enchâssées d’un talon de 12 centimètres. Une ceinture tendue sur un ventre plat. Avec en son cœur le dessin aurifère d’un serpent des montagnes, ouvrant la gueule sur la béance de sa colère.
J’ai reçu ce matin un courriel inattendu :
« Anad, il est peut-être encore temps de sauver une âme, car pour le corps c’est trop tard. »
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Une âme ? Cette éperdue de la mort en avait-elle une ? Et de quel bois serait-elle constituée ? Une âme de fièvre, une âme de feu, une âme empierrée de murmures quand ceux-ci descendent le long chemin qui mène à la mer des oublis ?
Je vois un canard ébouriffé guigner ses impatiences vers des mares ornées de nénuphars. Je vois un aigle tracé au fronton de l’église. Et le soupir d’un astre quand il énerve le taureau entravé.
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II

L’épice des angles est le poivre des incertitudes. Je l’ai retrouvé. Le commissaire. Un peu d’embonpoint, quel mot étrange, beaucoup de fatigue. Je sais que les avocats ne le lâchent pas, que l’inspection des services le trouve trop laxiste, que peut-être même il aurait fait preuve d’indulgence à l’égard de ces familles qui déposent leurs caravanes sur le terrain de football ou le parking d’un supermarché. Il paraît qu’il aurait aidé de jeunes Roumains à peindre la façade d’une mairie communiste. Mais il n’a rien perdu de son sens de la répartie.
Alors Ecmo toujours en goguette ? Si découvrir les corps féminins était un métier, vous devriez créer une filière. Et pourquoi pas un diplôme. Ça sonnerait bien, quelque chose comme « Master en invention mortelle de jeunes beautés passées de vie à trépas ».
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Bon, posons les questions d’usage. Vous la connaissiez ? Non. Vous l’avez découverte, il rit l’imbécile, enfin découverte, pour une fois qu’elle n’est pas nue. Par hasard ? Non. Vous l’avez occise ? Non. Bon je vais pratiquer la question ouverte, que savez-vous ? Rien. C’est peu. C’est trop. J’aime l’Avesnois. Il vous le rend bien. Je ne suis pas certain que l’Avesnois soit masculin. Bon, ça se complique, le genre des lieux et le sexe des villages c’est un peu abscons pour moi. Je sais commissaire, je sais. Mais écoutez le chant des silences et vous comprendrez. Vous avez bu ? Justement non. Je suis simplement déçu. Déçu ? De ne pas l’avoir connue vivante.

III

Chaque mort est un alibi. Un geste gommé de songes, une esquive de vérité. Ce qui s’offre au regard n’est que la parure
du maquillage. Le nœud imprécis des  contours, le tissage subtil des imprécisions voilées. Il faut ôter le masque des brisures, arracher aux instants la part d’authenticité. Sentir la terre, humer l’herbe des pâtures. Poser la main sous le jet de la fontaine.
Ce village est peuplé de visions, de folies et de mystères. Ce serait bien la première fois que mon enquête se limiterait à un lieu aussi petit, aussi clos. Des jalousies, des vengeances familiales, des histoires de baux ou de bornes ? Sous l’apparente tranquillité se cachent les fureurs de la passion. Un fermier bouillant d’admiration devant les jambes bronzées d’une jeune fille, un maire débonnaire qui couve ses pulsions noctambules dans une boîte d’échangisme belge, un facteur déçu par l’écart des fantasmes qui ne font pas de lui l’amant des surprises. Un plombier désabusé ou une institutrice absorbée par l’immensité des refus enfantins ?
 
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Chaque morte est un prétexte, celui porté par le bref soupir velouré des caresses ou le lent détail dessiné par l’œil piqué au vif. Certes elle était habillée, mais pour mieux laisser paraître ce moment de la cuisse quand elle avoue son tatouage. Ici une salamandre. Pour mieux faire briller le chat de la bague et la fleur du collier. Un symbole inca et une pierre yéménite. Mais aussi et surtout pour mieux laisser chanter la peau des attirances quand elles plongent au cœur de la tourmente.
En rentrant j’ai trouvé un autre courriel :
« Ce qui de l’apparence semble n’être que le jeu de la gomme n’est en fait que la preuve du drame. »
Que faire de cette énigme ? La résoudre ?

IV

L’Oise prend sa source dans la commune de Chimay.
V

À Hirson, elle plonge ses tourbillons dans le sillon des humeurs de Thiérache. Elle flirte avec une rivière au nom prédestiné, Le Gland. Mais c’est dans la forêt qu’un autre corps a été retrouvé. Au pied d’une falaise, à deux pas de l’étang des moines. Flottant sur un pédalo jaune et vert une nymphe aussi nue qu’un pétale de rose, aussi douce qu’une respiration de séraphin un soir d’été dans la lande parfumée des élans juvéniles, aussi fragile qu’une caresse de sucre dans le miel des confusions attendait naïvement que je vienne lui rendre cet hommage un peu définitif, mais absolument sincère. Cette demoiselle, car elle ne devait guère avoir plus de vingt ans, offrait à mes impulsions le murmure endiablé des décoctions d’écorces d’orange et de Rhum.
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Celui ambré de la Martinique, d’où, peut-être elle venait, tant ses reflets me rappelaient le Diamant et les danses que je pratiquais au cercle antillais de Roubaix.
Elle non plus, je ne la connaissais pas.
Alors comment faites-vous pour vous trouver sur leur chemin quand elles ont perdu la vie ?
En premier lieu je ne suis pas sûr qu’elles aient véritablement perdu la vie, il s’agirait d’un autre souffle. Laissez votre métaphysique à trois sous pour les balbutieurs d’intelligence et répondez à ma question. J’ai reçu des mails. Qui vous disait où les trouver ? Non c’est plus complexe. Allons Anad arrêtez de me prendre pour un imbécile. C’est déductif. Déductif ? Oui déductif. Alors, si c’est déductif, déduisons.
VI

« L’homme des bois n’est pas forcément alcoolique. Il peut aussi être enraciné. »
Qui m’écrit ? A priori je pense à un homme, mais je sais quel danger il y a à se précipiter vers des solutions trop rapides. Derrière un homme peut se cacher une femme. C’est tout ce que tu as trouvé, me déclare le chien ? Il faut que je vous le dise. J’habite avec un chien bavard, mais brillant. Un corniaud qui souvent trouve la vérité avant moi. Pas difficile. Pour l’heure il lit une anthologie consacrée aux poètes persans. Écoute, me dit-il (je suis surpris par cette attribution des propos, mais l’auteur reste maître des règles esthétiques), écoute (il est obligé de se répéter, car j’ai dû lui paraître distrait), écoute ce poème parle de toi et de tes fantasmes. Et de me lire :
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Tu as le piège au milieu de la figure. Là où je suis sceptique, c’est pour l’eau. Et d’ailleurs je me pose la même question que le commissaire, comment as-tu retrouvé ces malheureuses femmes ? Le flair. Ne plaisante pas, le flair c’est une qualité canine pas humaine. L’intuition. Il hausse le sourcil, dubitatif. Une révélation ? Il préfère s’éloigner et observer le lent mouvement marin des vagues usées par la répétition des alternances.
 Tremble, mon cœur : cette houri
est revenue du paradis
Et je te veux en souvenir
laisser au milieu de ses boucles.
Tu devras en ce lieu obscur
demeurer caché quelque temps,
Ayant le lis pour bien-aimé,
le narcisse pour compagnon,
Pour couche les « verts pâturages »,
pour boisson l’eau du paradis.
Tantôt prisonnier dans les rets,
tantôt frémissant à la brise,
Ton nid est pareil au filet,
où tu seras le poisson pris.1 

Je connaissais son goût pour les soufis et les poètes hermétiques, mais cette fois je trouve qu’il exagère. C’est un peu réducteur. Pas du tout.

1Cheïbâni, Le Cœur dans le filet, in Anthologie de la poésie persane, Connaissance de l’Orient, Gallimard/UNESCO, Paris, 1964, p. 364.
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VII

L’odeur de l’humus est une ablation des subtilités, mais aussi un épanchement lourd des divagations morbides. Après tout, le champignon est tout autant moisissure que saveur et son parfum suave distille en précocité des essences liquides qui feront de la sauce un matelas de tendresse et une antienne digne des chanteurs de fado. Ce qui coule au centre des attentes c’est la fragrance dénuée de sentiment, mais imprégnée de ces exigences du palais. Quand le nez pactise avec la bouche et que la langue s’immisce dans les artères du meurtre. La truffe offre aux pèlerins les arômes de la profondeur et le tracé d’une extase. Qu’ils sont d’ailleurs venus chercher en ce parc, encerclant l’abbaye, elle-même protectrice des reliques de Saint André.
Volées.
Mais par qui ?
Sûrement pas par cette Angeline abandonnée dans la buanderie. Ce n’est pas une place pour une si jolie fille me suggère le supérieur de l’Abbaye. Vous auriez préféré la retrouver dans votre cellule ? Le coup d’œil qu’il me jette peut tout aussi bien traduire le mépris que la haine ou la dissimulation. Allez savoir avec les religieux.
Les pèlerins ont été parqués dans la salle commune. Ils ressemblent à des oiseaux chafouins, surmontés d’une couronne d’hypocrisie. Et Dieu dans tout cela, clame un moine, et Dieu ? Dieu nous offre les truffes et nous lui rendons grâce quand nous les ramassons, puis les mangeons. Dieu n’a pas voulu que vous mangiez les truffes, mais que vous les dégustiez, que vous priiez en elles le lien sacré de l’ubiquité. C’est exactement ce que nous faisons. Un pèlerin, plus pèlerin que les autres s’est avancé.
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VIII

Pourquoi Angeline ? Pour deux raisons. Elle porte une gourmette gravée d’un serpent des montagnes. Ouvrant la gueule sur la béance de sa colère, je sais. Et. Et ? Je la connais. Enfin, vous reconnaissez être partie prenante de cette affaire. Non, défendante. Où l’avez-vous connue ? Dans une forêt, dans les Rocheuses, en Alberta. Il faut y aller. Mais il neige là-bas ! Tant pis, prenez vos snow-boots et votre polaire.

Nous aimerions voir cette jeune femme assassinée, pour être les témoins de votre honnêteté, Monseigneur. Et le voilà, le Monseigneur, vociférant, étranglé dans sa propre indignation. Mais aussi dans le souvenir ardu des attirances charnelles qui…
C’est le commissaire qui a le dernier mot. Foutez-moi cela dehors, culs bénis et culs contrits, et tutti frutti sans cosi qui tutte avec fan ou sans. Que se passe-t-il, vous avez ancré vos déclamations dans la culture. Rassurez-vous je confonds Mozart et Pierre Perret, alors… 2


2 L’auteur sait que Pierre Perret est un fin cuisinier, un gourmet de haute farce, et donc, comme les temps sont durs, il a décidé de passer du marketing à la flagornerie. Il en va de même avec les champignons. Certes, il n’y a pas de truffes dans le Nord de la France, mais la valorisation de celles-ci conduira peut-être un honorable éleveur à faire don d’une infime partie de sa production.
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IX

Calgary offre au visiteur l’accent indien d’un chauffeur de taxi et le vent froid du Nord. Est-il perdu ? Je l’ignore. Le véhicule sombre, ce qui est courant la nuit, roule sur des boulevards parsemés de restaurants et de stations-services ; un Joey’s Fish, trois hôtels luminescents, un concessionnaire Pontiac… Mais !3 Que fait ce piéton dans cet océan de bitume ? Sans doute rentre-t-il de son travail, double ou triple ; sans doute a-t-il vu sa voiture enlevée par la compagnie financière à qui il doit trop d’argent. Il a le visage obscur des solitudes insurmontables.

Stop! What?4 Stop (I said it again). Why do you repeat the same words? Is it a new idea? No, it’s just an order to you.
And the car, in the shining clouds stays like a dead cow on the road…5.
Car j’ai reconnu ce promeneur improbable. Il est acteur et a joué jadis dans une série minable dans laquelle il incarnait un fermier ruiné par le Dust Bowl. Il a aussi tourné dans des publicités mensongères qui prétendaient que n’importe qui pouvait acheter une maison, un 4x4 et un bateau survolant les mers réchauffées par le succès. C’est lui qui trimait comme veilleur de nuit dans un motel situé en bordure de l’autoroute.
3 L’auteur a été contraint de suivre un stage dans un atelier d’écriture. Il n’y a vu ni atelier ni écriture, mais a retenu une ou deux leçons. C’est pourquoi il appuie parfois son texte d’une conjonction renforçant le suspens.
4 L’auteur a longtemps hésité entre des dialogues en langue américaine ou de simples interjections péremptoires. Les deux pratiques se valent-elles ?
5 Traduction approximative : Arrêtez-vous (BIS) ! Tiens un bis !? La voiture, telle une vache endormie pour longtemps, s’immobilise dans une atmosphère de Cieux Mauves.
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Car ses cachets cinématographiques ne lui suffisaient pas et pour se procurer les moyens nécessaires à l’acquisition d’autres (cachets) il lui fallait dans le même temps réunir des fonds et multiplier les métiers. Il se droguait, comme parfois le font ceux qui n’ont pas réussi à obtenir un Oscar ou peut-être même ceux qui y sont parvenus. Je voyais les cernes profonds entaillant son visage buriné par les échecs, l’angoisse définitive de celui qui sait que la dépression n’est pas qu’une affaire économique, et qui pense à ses enfants (qu’il n’a pas revus depuis trente ans). Ce charmant bambin courant sur l’herbe du jardin hurlant à la mort le nom de sa mère comme s’il ignorait qu’elle était là, dans la maison, à trois mètres de lui, dans les bras de son amant certes, mais aussi dans cette proximité affective dont la chair de nos entrailles, a, paraît-il, absolument besoin.
Et cette candide adolescente qui jetait les vases et les assiettes par les fenêtres de l’étage, vociférant son désarroi et sa haine d’une société qui ne pense qu’à son propre intérêt et non pas aux autres, c’est-à-dire, à elle.
Mais il n’avait pas eu d’enfant. Et finalement, il ne le regrettait pas. En revanche, il connaissait très bien les milieux interlopes de la ville, comment et où dénicher ces substances interdites, mais pour lui vitales. Et souvent on l’apercevait errant magnifique, chevalier des conquêtes hallucinogènes, arpentant les sous-sols de la cité, buvant comme un trou des alcools innommables et s’effondrant sur le bar en murmurant :
« J’étais un roi, je suis devenu un gueux. » Le gueux était alors accompagné d’une jeune femme aux révérences suggestives, aux intensités inaccessibles. Il me l’avait présentée un soir de débord et de débauche. Elle m’avait souri naïvement, j’aurais dû me méfier.
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Puis, abandonnant notre druide égaré dans le coma, m’avait appris que sous les caves il y avait encore un étage peuplé d’ombres et de fées. Ce fut magnifique. Et quand la police me découvrit, au hasard d’un terrain vague, hébété et amnésique, dépouillé et juste vêtu d’un caleçon qui ne m’appartenait pas, je n’ai pas songé un instant à dénoncer cette lumière lubrique et féroce qui m’avait jeté dans l’obscurité. Personne ne saisit ce que j’essayais d’expliquer en recomposant peu à peu les images et les sons. On m’expulsa.
Mais j’avais retrouvé cet homme provi-dentiel et lui annonçais la triste fin de notre partenaire occasionnelle. Le seul commentaire qu’il fit fut le suivant : que diable est-elle allée foutre en France ?
Et pour le serpent ? Je n’en ai aucune idée.
X

Conclusion, il ne me servait à rien. J’avais compris qu’il avait connu Angeline au Mexique, lors d’un congrès altermon-dialiste, frappé par son dynamisme et sa verve. Elle criait à la fin du monde, nous décrivait l’Apocalypse comme une partie de billard entre les Dieux, en appelait à Dionysos, seul capable à ses yeux de faire que la catastrophe soit jubilatoire. Elle n’était donc pas Canadienne. Non. D’où venait-elle ? Personne ne le savait. Des parents, des amis ? Nothing, blanc total. Il se souvenait juste qu’elle avait vécu deux ans à Montréal. Rue Sainte-Catherine. Et qu’elle avait une chute de reins à faire mourir de jalousie les amazones les mieux dessinées.
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XI

Si les voies du Seigneur sont impé-nétrables, la rue Sainte-Catherine peut l’être aussi. Un énorme concert de klaxons, d’injures multilingues, de remon-tée généalogique indescriptible et de proférations de malédictions pour les soixante générations à venir prouvait que le Québec a beau être situé en Amérique du Nord il lui restait quelques atouts latins et de vieux sillons de culture non embrigadés. J’étais attendu. Par un écrivain connu pour son goût du secret et ses livres décalés. Des histoires de petites filles et de marginaux, de repris de justice ou d’handicapés pervers. J’étais l’un des rares amis qu’il avait et je gardais son adresse comme une louve blanche gardait ses petits, toutes dents dehors. Il sourit à mes aventures, m’offrit un vin de glace qui provenait de l’Ontario, et écouta avec attention la description
des atouts d’Angeline. Le serpent lui évoquait quelque chose, mais quoi ? Une suggestion ; aller dans un magasin qui vendait des articles pornographiques, mais qui possédait la plus sulfureuse des directrices.
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XII

Les imaginaires sont souvent béants et pour cette raison ils sont les hôtes enthousiastes des rêveries érotiques et des acharnements corporels. Une flexion du désir, un agenouillement de poitrine, une caresse délibérée entre les soupirs de l’envie, et le monde se met à tourner comme une toupie fixée sur un socle pointu, mais délicieusement vertigineuse. Comme ce sourire à fendre la roche, ce corps étendu dans l’immensité des fantasmes, ces jambes élancées jusqu’au bord des abîmes. Elle portait une robe de cuir ajouré, des chaussures à semelles compensées surmontées de lacets à clous, un collier doté de saillies assassines et sa peau effleurait ma folie à chacune de ses allusions. Je lui montrais la photo d’Angeline, sa langue a glissé sur des lèvres enrobées de sucre,
rutilantes sous la surface brillante d’un rouge qui rappelait la fraise des bois découverte en Autriche par ces journées d’automne où le talon des femmes s’enfonce dans le froid des solitudes. Je me souviens d’une cheminée où brûlait un feu majestueux et devant lequel, allongée sur la fourrure de je ne sais quel animal sauvage, une vestale détournée offrait à mes regards un enjouement géographique digne des anciens explorateurs in-conscients, mais ravis. Elle susurrait en allemand des insultes à faire rougir un évêque ou un footballeur, pourtant chevronnés et adeptes des obscurités illégitimes. Mais la voix de ma belle cousine d’outre-Atlantique évoquait dans un accent qui faisait bouillir le caramel sur le rebord de ma fonte une certaine impatience. Où étais-je ? Ici, rue Sainte-Catherine, ou bien ailleurs ?
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C’est que votre splendeur m’oblige à rendre hommage à d’autres femmes magnifiques pour mieux vous rendre hommage, à vous, seul calice de mes débordements et seule oreille où coucher les flots poétiques que je souhaiterais y semer. Mais elle n’avait pour le petit prince des poètes qu’une estime ironique et son plaisir à être reconnue sublime ne m’autorisait pas à envisager quelque danse plus ou moins passionnée.
Et soudain elle m’embrassa sur la bouche et soupira, non je ne l’ai jamais vue, parce que sans doute je ne vois que moi. Un geste, une cambrure, un retrait épique et sa poitrine émouvante disparut derrière des grilles forgées de corps enlacés et d’imbrications suggestives. Et quand un monstre japonais vint la remplacer, j’ai compris qu’il eut été déplacé d’insister. D’autant plus qu’il s’exprimait en lapon.
XIII

La Grèce parfois prend des libertés exotiques et s’exile en pantoute et autres Christ et Hosties. C’était le rythme verbal, le lexique qui entremêlait le Joual et la Démotique, la parade maritime des serveuses au nez aquilin, néanmoins olympien et celle des routiers musclés qui dépenaillaient leur « dix-huit roues » sur le parking du restaurant. À qui c’est le char qui bloque le passage ? Un musicien sans instrument évoquait sur mon épaule ses prestations à la guitare, ses émotions politiques du temps où il y avait de la job et où on pouvait encore croire qu’un jour on serait indépendant. Indépendant de qui et de quoi ? T’es trop weird, je m’en va pleurer sur une road et trouver un chum moins fucké par les idées d’ailleurs.
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Me voilà à nouveau seul, point de convergence des regards agressifs. Et sans doute aurais-je dû éprouver en ma chair et mes os ce surgissement de la violence si une blonde d’un mètre quatre-vingt-dix-huit n’était pas venue me glisser discrètement un billet replié. Une invitation à prendre date peut-être. Mais non, juste une de ces phrases que je commençais à trop connaître :
« Le poulpe n’épouse pas précocement la pulpeuse poupée des pacotilles. »
Et il se tenait devant moi, habillé en cow-boy. Commissaire ce n’est pas le Texas, c’est le Québec. Justement, prenons les devants et filons à l’anglaise. L’expression, comme souvent, était mal venue et nous dûmes nous sauver en courant.

XIV

Elle avait un serpent enroulé autour du
cou, la tête en bas, les pieds accrochés à l’une des grilles, la jupe (elle s’était donc changée) délicatement relevée sur la cuisse, mais aussi deux superbes tatouages sur les seins, deux salamandres tendues l’une vers l’autre. Sa bouche entrouverte suggérait un désir de parole, mais celui qui l’avait tuée n’avait pas pris la peine de l’écouter. Curieusement, elle avait planté ses ongles dans les marches de l’escalier cherchant visiblement à exprimer une dernière volonté. Comment ne pas être ébloui par ce corps aux proportions absolues ? Bon, je vois que vous ne perdez pas vos bonnes habitudes. Si je ne la regarde pas qui le fera à ma place ? C’est vrai, et en plus vous êtes un spécialiste. Commissaire. Oui ? Où est le sumo ? Il réfléchit un instant et me montra la photo d’un village espagnol. Pour répondre. À Naranja.
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XV

Faire mes valises. Penser à l’Espagne. Chercher à relier la figure du serpent et celle de la salamandre. Conjuguer ces corps et entendre murmurer le souffle d’un désir improbable, mais tellement liminaire. Descendre dans la rue et regarder avec amusement la devanture d’un « dépanneur ». Et ne pas voir venir cette camionnette aux vitres obscures. Crissement de pneus, ouverture latérale de la porte, léger criaillement ; des voix antipathiques qui alpaguent ma promenade. Un hurlement féminin, un claquement de porte, une insulte brève, en espagnol : ¡cállate!
Bon, il y a des restaurateurs grecs en plein cœur de Montréal, pourquoi pas des terroristes castillans sur les bords du Saint-Laurent. Et roule la galère ! Je reçois quelques gifles, trois ou quatre coups de pied.
Ils m’ont laissé à même le sol du fourgon. Un diésel mal réglé. Il cancane. Je le signale. Un autre coup de pied. J’ouvre la bouche, je sens que le pied recule. Je la ferme, il se détend. On peut jouer à ces jeux-là, mais la fin est toujours douloureuse. Donc je cesse de jouer. Au rythme de la croisière, je comprends que nous prenons l’autoroute. La douceur du soleil m’indique que nous remontons vers le Nord.
Cela dure un certain temps. 6
Puis on m’extrait, on me pousse, on me force à courir. Pour me précipiter dans un vide que je ne vois pas. Mais que je ressens. Je dois tenir à la vie par deux mains qui m’enserrent les chevilles. Je pends. Oui, je pends. Et horriblement, je sens glisser mon bandeau oculaire.
6 Pour éviter de lasser le lecteur avec des descriptions qui peuvent recouvrir plusieurs centaines de pages, l’auteur a décidé de proposer certains raccourcis littéraires.
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Alors, soudain, je sais où je suis, et je donnerais tout l’or du monde pour ne pas y être. La chute Montmorency. 83 mètres de haut. Glacée en hiver. Que je contemple à partir du pont suspendu. Je n’entamerai pas le débat sur le nombre de chutes, une ou plusieurs... Et j’ai beau savoir que la profondeur de l’eau, en bas, est de dix-sept mètres, je n’ai pas envie de jouer à la dame blanche.
L’un de mes ravisseurs me crie. Si tu ne veux pas tâter de la Mort, ce serait fun que tu nous dises tout ce que tu sais. Non, je ne veux pas tâter de la Mort. J’ai un chien qui m’attend, et en cherchant bien je dois pouvoir trouver un ami ou deux. Mon escogriffe à l’air de s’impatienter. Une femme est avec eux. Une ravissante blonde aux lèvres gercées. Je lui conseillerais bien de les guérir avec de la crème, mais mon regard est attiré par ce qui, normalement, échappe à la vue ; un serpent tatoué sur sa cuisse
gauche. Un serpent de la montagne. En colère. Alors ils m’attachent au pont et tranquillement s’en partent. Je les entends rire. Tout ce que tu sais, elle est bien bonne celle-là. Tout ce que tu sais...

XVI

Le seul intérêt que présente la position inversée du pendu par les pieds est de pouvoir observer le déplacement des oiseaux et d’envisager que leurs battements d’ailes ont survolé une mer qu’il me sera peut-être donné de voir un jour. Je sens les effluves de la Gaspésie et je rêve de mettre un cierge à Jacques Cartier. J’en profite pour faire un vœu. Si quelqu’un me libère rapidement je promets de me rendre dans un musée inuit et de faire un don pour l‘expansion du Nunavut. Je serais presque prêt à apprendre l’Inuktitut et à aller sur place pour remercier l’un de ses occupants.
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Même si avec plus de deux millions de kilomètres carrés et moins de quarante mille habitants je risque de mourir de vieillesse avant d’en croiser un. Mais le voyage vaut sans doute le détour et je ne voudrais pour rien au monde laisser passer une telle opportunité. Je songe aux animaux du Grand Nord, aux ravages commis par le chômage sur une population qui n’a que le tort de ne pas être née en Grande Bretagne ou en France et donc de ne pas avoir été l’héritière d’une ou deux langues coloniales. Étrange paradoxe qui fait du natif de longue date un être inadapté aux exigences d’une société dite moderne. Dans la foulée, je pourrais éventuellement adhérer à un parti écologiste, quoique je n’éprouve que peu d’attirances physiques pour les jeunes femmes aux poils longs rencontrées lors de réunions tout autant imprévues que décevantes. Je me souviens des vociférations péremptoires
de quelques-unes de ces damoiselles attifées en institutrices desséchées par le vent des imprécations. Mais, mais… il semble qu’une voix s’époumone. Qu’un homme gesticule sur le pont et danse une gigue quelque peu désordonnée. On me hisse, on me sauve et on m’apostrophe. Cela fait une demi-heure que je crie pour capter votre attention. C’est le commissaire, accompagné d’une femme toute de noir vêtue, exactement de la tête aux pieds. Un corbeau ? Qui est-elle ? Une avocate rencontrée dans un saloon. Je vous ai déjà précisé que nous n’étions pas au Texas. Oui, mais le nom du bar était bien Saloon. Et que vient faire une avocate dans cette histoire ? Je comptais sur vous pour m’éclairer. Mais avant, dites-nous qui vous a enlevé. Des voyous espagnols, une passionaria et un serpent furieux.
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J’ignore s’il vaut mieux mourir debout que de vivre à genou, mais je préfère être assis sur cette passerelle que tendu dans le vide. Dolores Ibárruri Gómez. Pardon ? Dans un mouvement parfaitement cinématographique, le commissaire regarde l’avocate. Elle répète. Dolores Ibárruri Gómez. Pourquoi pas ?

XVII

Si les citations résonnent parfois comme des échos inopportuns, la figure de la résistance peut leur donner un nouveau souffle. Le fameux « ils ne passeront pas » de Dolores Ibárruri Gómez a sans doute été prononcé par Nivelle, il n’en demeure pas moins symbolique et vivifiant. Je l’ai donc repris à mon compte. Et clamé. Haut et fort. Ils ne passeront pas ! Mais le chien reste inflexible. Et demande. Qui ? Aucune idée.  
Les hyènes de la défaite, les croque-morts de l’angoisse,les trublions de la résigna-tion, les porteurs de mauvaises nouvelles. Qui s’y croque craque pour le croquis de la croisade. Voilà le commissaire qui reprend ses tirades. Nous sommes revenus en France, chez moi. Je devrais dire chez nous, vu que le chien a l’air de considérer que la maison lui appartient. Il lit un texte de Malraux. C’est fini les Perses ? Non, mais il y a urgence en la matière. La guerre d’Espagne, le franquisme ? Nul ne sait qu’elle est la vérité tant que la vérité n’est pas sue pour ce qu’elle est. Entre les constructions allitérées de l’un et les aphorismes de l’autre, l’espace commence à devenir étroit. Je crois qu’il faut relier la guerre d’Espagne au destin du Nunavut. Il ne manquait plus que les conclusions du corbeau. Toujours vêtu de noir. Mais d’un noir encore plus noir que la première fois où je l’ai aperçue.
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XVIII

Il en est des songes de nuit d’été comme il peut en être des cauchemars hivernaux. Parfois furtifs, rarement dessinés avec la netteté qu’exigerait la précision du trait, mais souvent enrobés de ces nappes diffuses et diaphanes que bordent les brouillards dans les océans de l’immensité solitaire. Je suis troublé. Par l’opacité d’un geste ou la gomme d’une œillade. Par le cisèlement ironique des bergères de l’abîme ou le cliquettement marbré des talons aurifères. Sur le bois des estrades. Quand les fillettes ont vieilli et qu’elles entonnent à coups de sabots les pas délurés d’une danse rocailleuse. Ici, à Calais, ville de la dentelle, du ferry et du vent amer qui vous empoigne l’avenir jusqu’à le tremper de la mélancolie des bruines. La bière pourrait venir au secours des errances, mais elle laisse en ablution
de gorge des sentiments partagés, entre le gonflement soufflé de levures et le goût intarissable des houblons et des malts. Trop de mousse me met sous pression lance un marin goguenard. Qui observe comme moi, la tribu des damoiselles folkloriques cherchant à renouer avec notre passé flamand et les ravages de la pluie sur leur corsage. Quoique...
Certaines participantes qui m’étaient apparues bien lointaines révèlent peu à peu des contours généreux qui évoquent la tendreté des câlins.
Derrière le jeu de mots pour le moins un peu lourd se tresse un sourire dont Till n’aurait pas renié l’espièglerie.
Savez-vous que l’aphérèse désigne aussi bien un prélèvement sanguin qu’une modification phonétique ? Sans oublier que l’aphérèse est un métaplasme qui s’oppose à l’apocope.
Un marin ? Un linguiste ou un preneur de sang ?
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Dans les trois cas, il y a ablation. Au début pour l’aphérèse, à la fin pour l’apocope ou au cœur même du plasma. Cherchez le lien. Il me tend une carte de visite, qui est en fait une carte postale et disparaît dans l’absence de foule.
XIX

Allez savoir.
Une avocate qui cite une femme politique espagnole. Un marin qui se lance dans des explications stylistiques. Un chien qui regarde les étoiles au télescope. Quatre mortes plus ou moins reliées par des tatouages, des symboles reptiliens. Des salamandres, un pédalo, un abreuvoir, un pont, une cuisse, des champignons, une baroudeuse assassinée dans une abbaye, et en plus le lacet du désir enrobé autour des respirations du crime.
Le commissaire subjugué par un corbeau.

Et moi, lisant et relisant les courriels improbables que j’ai reçus, et me posant la question que tous m’ont posée : comment ai-je pu trouver les corps à partir de ces messages sibyllins ?
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XX

Quatre est un chiffre magique. Ils ne le sont pas tous ? Ne m’interromps pas. Quatre mortes, quatre lieux, quatre catégories de serpent, quatre vents dans la configuration du temps. Quatre points cardinaux des échappées du mystère. Le quatre est viril, tout en droites. C’est le père, c’est le fils, c’est la matrice sans femme. C’est la croix reliée. Et puis regarde. Le vieillard aveugle dessine un poisson et place la feuille à l’oblique. Les premiers chrétiens.
Mounegou Baptiste Frétillon est devin, marabout, charlatan, mais perspicace, médium à ses heures et à mon portefeuille. Ses ancêtres ont traqué les Loas, fréquenté les Zombis et nourri le papillon aux ailes dorées. Quand je ne sais plus à quel saint me vouer, je vais consulter un magicien. Lui a été frappé de cécité à la suite
d’une maladie qu’il déclare maléfique, mais qui ferait plutôt penser à la syphilis. Cela ne m’apprend rien, mais ouvre des perspectives inconscientes aux maigres indices dont je dispose. Il respire, tourne autour du pot, un vrai pot qu’il a placé au centre d’un anneau tracé au sang de pigeon et poursuit : Quant à la salamandre, c’est un amphibien, certes, mais associé au feu. Te souviens-tu de la devise de François 1er ? « Nutrisco et Extinguo ». J’entretiens et j’éteins. Réfléchis à cela. Entretenir le feu et l’éteindre. Comme le font les salamandres médiévales. Comme le faisaient les salamandres de l’antiquité. Je vois la quadrature du cercle dans les braises d’un carré. Je vois les tensions du meurtre sous la flamme des épées. Je vois l’animal à l’épiderme recouvert de venin. Il plonge dans ton âme. Il nage dans ton cœur. Il fige d’un coup d'œil la vie qui est en toi. Ne le regarde pas en face.             
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Son œil est mortel. Pire que la méduse. Prends un miroir. Prends un bouclier. Protège tes pensées les plus intimes, car la salamandre peut les lire. Au plus profond des ténèbres, elle entrevoit la lumière. Fuis-la. Et si tu rencontres les souffleurs de verre, évite-les, ils sont trop dangereux. Mais n’oublie pas que le feu est emprisonné dans la glace, que la glace brûle sous la lave. Dans le feu vit le feu. Dans le feu vit la glace. Dans la glace vit le feu.
Amen.
C’est tout ?
La pythie ne t’en aurait pas dit plus. Maintenant si tu veux aller à Delphes.
Je regarde le vieillard aveugle qui s’est enfermé dans son drap. Il ne parlera plus. Je n’insiste pas. Je l’entends chantonner. Ma chandelle est morte. Je n’ai plus de ... Ferme bien la porte…
Et n’oublie pas de laisser quelques billets dans l’urne décorée de chéloniens mexi-cains.
XXI

Le commissaire et le corbeau sont partis. L’un à Paris pour une obscure histoire de papiers volés. L’autre au Canada. Sais-tu ce qu’elle est venue faire ici ? Non. Le chien sourit dans ses babines. Une expression que je lui connais bien. Le devines-tu ? Non. Pourrais-tu envisager quelques hypothèses ? Non. Cela suffit. Ou tu parles ou tu te tais. Je t’ai connu plus joueur. Je vieillis. Il caresse sa moustache. De sa patte droite. L’une de ses oreilles est dressée, l’autre recourbée. C’est l’attitude qu’il prend quand il est content de lui. C’est-à-dire presque tout le temps. Celle que tu surnommes le corbeau et dont le sien l’est. Il pouffe. Celle qui est avocate a longtemps travaillé au Mexique. Je pense à la tortue. Elle est spécialisée dans l’art olmèque. C’est elle qui a retrouvé l’une des figures were-jaguar. Et où exactement ?
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En Espagne. Près de Naranja. C’est-à-dire près de Soria. Et grâce à qui ? Je le subodore. Ou je le pressens : Angeline. Parfaitement. Notre avocate a connu Angeline au Mexique. Elles sont restées en contact. Et quand Angeline a eu vent de la présence du Were-jaguar, elle l’a signalée à sa vieille amie.
Elle serait morte à cause de cela ?
Il est trop tôt pour le dire. D’autant plus que l’avocate, qui se prénomme Alfigule, défend aussi la cause des Inuits. Au Nunavut. Tout se tient toujours. Et réciproquement.

XXII

Le Mexique est un pays mythique. Jadis peuplé d’Aztèques, d’Olmèques ou de Chichimèques, il a vu certaines de ses régions dominées par les Toltèques et les Mayas. Bref de ces civilisations merveilleuses , pour celles qui existaient
encore, que bientôt piétinèrent les conquérants espagnols. Il ne faut pas oublier que ceux-ci furent quand même aidés par les Tlaxcaltèques.
Elle est jolie. Sourire professionnel, allure altière, juchée sur ses talons de treize centimètres moins deux en raison des semelles compensées. Cambrure surlignée et bouche mobile, accompagnée comme par deux danseuses de Tango de lèvres miroitantes et scintillantes. Elle évoque l’histoire du Mexique comme si sa vie en dépendait. Parfois elle piaffe, vrille son pied sur le sol et s’exclame. Comment a-t-on pu renoncer à l’année du Mexique ? Je partage son avis. Dénombre ses mouvements colériques, mais voluptueux. Et pense que grâce à cette absurdité elle va bientôt terminer sa conférence. Papillons bleutés, ses yeux jettent des aiguilles attisées.  
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Et le rejet des cheveux en détour de collier évoque la cascade de pierres précieuses que je voudrais lui offrir. Je l’invite à boire un verre, une Téquila peut-être. Elle me regarde comme un aigle une canette de bière vide déposée sur une aire d’autoroute et répond brièvement. D’accord pour le verre, mais ce sera un Whisky, et pas n’importe lequel. Après tout les Irlandais sont aussi à fêter. Sans doute, enfin bien évidemment. Les Irlandais. Je suis disposé à trinquer à la mémoire de tous les peuples de l’univers, y compris les petits hommes verts, si elle consent à enrober mes sentiments d’un peu de fièvre charnelle.
De souffle en souffle son verbe se fait plus chaud et plus velouté. Son visage est un champ de coton qui fleurit dans l’azur. Elle rit du compliment. Et décide de poursuivre mon initiation dans son appartement ouvert sur le quai du Wault
près du restaurant éponyme7.
Et d’allusion en allusion les métaphores prirent corps et rendirent à la ferveur ses accents emportés.

XXIII

Les ports ont ce visage ésotérique des espaces paradoxaux. Tout à la fois fermés comme les parcs à moutons, et ouverts comme les paumes d’un ami qui accueille un autre ami perdu de vue depuis si longtemps, mais enfin retrouvé, ils sont cette coulure du nœud qui peut enserrer le bollard comme libérer le navire. Coulants, d’arrêt ou de barrique, certaines couchées et d’autres droites, les nœuds sont une poignée de main resserrée sur l’amour, un appel aux vents du large ou une suggestion lascive quand ils se nomment du bourreau.
7 Il s’agit bien d’une publicité gracieuse. L’auteur espère que le propriétaire du restaurant lui en saura gré.
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il extrait un carafon dont il saisit le bouchon avec les dents. Plus vrai que nature il renverse le contenant pour s’égosiller du contenu. Puis me tend l’objet. J’en accepte l’offrande et soucieux de ne pas rompre une pratique anthropologique j’imite le geste et la goulée. Du feu ! Mon Dieu, la salamandre. La salamandre ? Il n’a pas l’air de comprendre. Eh bien oui, la salamandre et le feu. Généreux il acquiesce. La salamandre, c’est évident.

Le bateau est secoué par la marée montante. Sans doute projette-t-il une escapade en mer. Pour l’instant il rit, me frappe un peu brutalement dans le dos et me demande comment j’ai fait pour retrouver son home parmi les quelque deux cents voiliers et autres engins à moteur. Je lui montre la carte qu’il m’avait donnée lors de notre première rencontre. C’est simple. Il suffisait d’y penser.
Que dire du nœud de fouet ou de celui du franciscain ? Certains relient, d’autres délient. Mon marin a choisi le nœud de mule.
C’est mon préféré éructe-t-il. On peut le faire et le défaire avec une corde sous tension. J’opine, par ignorance et admiration. Son rafiot aurait besoin d’un coup de peinture. Mais l’intérieur est coquet, drapé de rideaux à carreaux et de peintures marines. Deux énormes coquillages trônent sur un parquet verni et l’on entend, venant d’on ne sait où, une musique celtique de meilleur aloi. Sur un bureau des croquis de coques et de mâts. Et par-dessus le miroir une carte postale représentant une photo de Man Ray. C’est ma lumière tonne-t-il. Prouvant que son humour est resté le même depuis notre dernière rencontre. D’un coffret recouvert de corps de femmes dévêtues, mais chassant les lépidoptères et les libellules,
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XXIV

J’avais immédiatement compris le genre de jeux de mots qui plaisaient à Marius, mon marin. La carte postale qu’il m’avait remise représentait une souris verte fixant avec obstination un morceau de fromage placé sous une épée acérée. Sur le recto, on voyait un Chinois plongeant ses baguettes dans un bol. Et sur la partie de droite, la ville de Jérusalem. Je l’ai reconnue au mur des Lamentations, et clin d’œil, à la présence du chat du Rabbin de Joann Sfar. L’image venait du tome Jérusalem d’Afrique. J’en ai conclu que Marius, dont j’ignorai encore le prénom, était d’origine russe et rêvait de retrouver une ville perdue en Afrique. Du coup, je connaissais le nom de son bateau.
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Douvres offre ses falaises blanches à l’œil aguerri qui pointe vers l’horizon britannique. Son visage vertical, souvent parsemé de brumes éthérées contraste étrangement avec la platitude des côtes françaises qui lui font face. Comme si les sœurs de l’Angleterre s’étaient exilées en Normandie. Et c’est exactement ce qui passionnait Marius. La non-concordance des reflets. Il avait étudié tous les effets visuels dus à la chaleur, aux tempêtes ou aux excès d’alcool. Publié plusieurs ouvrages sur les illusions d’optique, persuadé qu’entre l’œil et le cerveau se jouait une partie de simulacres et de ruses. Qui mentait à l’autre ? Ignorant tout des mirages sahariens et des dessins d’Escher il lui fut facile de m’attirer dans son espace obsessionnel tout en sachant que je ne comprenais pas grand-chose à ses explications scientifiques.
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Le chien se moque suffisamment de l’étroitesse de mes talents dans le domaine de la logique. Alors quand il s’agissait de discerner une roue immobile dans une roue en mouvement ou l’inverse, ou bien de distinguer le dessus du dessous, je m’avouais vite vaincu. Connaissez-vous Akiyoshi Kitaoka ? Non. Alors, regardez. Et de me monter un dessin représentant des serpents enroulés. Mais ils bougent ! Non. Ou plutôt si. Tout n’est qu’illusion. Rien qu’illusion. Surtout les serpents. Faut-il y voir un sous-entendu ? Je préfère ne pas lui poser la question. Il me regarde avec un sourire en coin. Fier de sa démonstration. Et quand je le quitte, revenu au port, mais en ayant ingéré de quoi faire sombrer un Irlandais en goguette, je comprends que le monde n’a à nous offrir que quelques instants vite oubliés d’un plancher immuable et statique.
Le phare tremble, les grues vacillent, la digue gigue, et le coup que je reçois ne fait que me plonger encore plus dans l’immensité des obscurités inassouvies.


XXVI

Le tangage est au langage ce que l’invention des cultures est à l’identité. Michel Leiris le savait, pour faire glisser les mots dans leur coquille et extirper une folie qui consacre le mal de tête inexorable qui frappe mes tempes et mon estomac. S’il peut parfois descendre dans les talons, pourquoi ne pourrait-il pas hisser ses vertiges au sommet du corps humain ? Non ? Je parle à des tonneaux rouillés, maintenus par des cordes, comme moi.
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L’odeur du diesel est insupportable et nonobstant8 ma bonne éducation je me laisserais volontiers aller à quelques vomissements thérapeutiques.
Où sommes-nous ? La lumière est dispensée par des lampes anté-diluviennes. Dans un halo nauséabond et saumâtre. Les tonneaux cognent les uns contre les autres. Que contiennent-ils ? Et pourquoi m’a-t-on enlevé, moi qui jusqu’ici n’ai rien compris à ce qui arrivait. Mon téléphone vibre dans ma poche. Puis s’éteint. J’entends des pas sur le pont. Des voix qui s’expriment en joual. Et en anglais. Des hommes. Une femme. Un aboiement. Pourvu qu’il n’y ait pas de lapin.
Tout n’est qu’illusion. Pourtant la corde me scie les chevilles et les poignets.
Un haut-parleur diffuse des ordres en japonais. Ou en coréen. Je n’ai jamais su faire la différence.
Soudain… Non. Rien ne se passe. Une fausse manœuvre sans doute. Ou un mot mal placé. Soudain, mais moins soudainement, une trappe s’ouvre. Une échelle, un monstre de plus de deux mètres trente et cent cinquante kilos. Rasé ou chauve. Deux yeux rougis par la vodka. Des pieds incommensurables. Je fais le dormeur, car le mort c’est un peu trop. Il me touche du bout de sa chaussure. Puis rit. Et bien le français, tu n’as pas l’air très en forme. Pour un détective tu es plutôt égaré dans la savane. Il se penche et me détache. Viens corniaud. Non, non, le corniaud c’est le chien. Ta gueule. Je n’insiste pas. Il pourrait mordre. Et vu l’état de sa dentition. Vous êtes une arme chimique ? Ta gueule. D’un geste il me jette sur ses épaules et remonte à l’air libre. Enfin, libre, je ne sais pas.
8 Certains lecteurs ayant déploré que la noblesse de la grammaire française ne fût point élégamment mise en évidence, l’auteur a décidé de renouer avec la tradition des mots obsolètes. Il est inscrit au club de défense du point circonflexe et à l’atelier de mise en pratique du subjonctif imparfait.
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Comme un sac me lâche sur le pont. Fracas de tonnerre. Enfin, tempête sous un crâne. Marche. Vous faites des miracles, mais je ne suis pas paralytique. Si tu continues, tu vas le devenir.

Ne jamais discuter avec la force brutale. J’obtempère. Il me pousse devant lui. Une porte, un couloir, une autre porte, un autre couloir. Deux matelots impeccables, frais comme des gardons, dressés comme un service d’argent, nippés comme des domestiques aux ordres d’un Nabab, me prennent en charge. Visiblement ils sont jumeaux. Et donc je demande. Qui est l’autre ? Ils stoppent net leur progression. Me dévisagent. Rictusent. Celui de droite me répond. Nous le sommes à tour de rôle. Celui de gauche complète. Celui qui aujourd’hui n’est pas l’un. À malin, malin et demi.
Attends là. C’est un petit salon des plus accueillants. Cuir blanc et vernis sur cuivre. Des portraits de princes côtoient des visages d’Inuits, qui fréquentent des barbus musulmans. Un magnifique piano à queue trône sur une estrade. Et un cocktail bleu nuit irise ses faisceaux fulgurants. Attends-la.
Je crains la faute d’orthographe. Je comprends vite ma méprise. Une femme masquée entre dans la pièce. Sans un regard pour moi. Ouvre un bar en acajou. Et se sert un verre de whisky. Irlandais ? Je sens sa haine. Et comme la lame tranchante qui déchire le nerf vital de l’huître innocente d’un élan sans discussion, mais mâtiné d’une saccade des reins qui ne me déplaît pas. Écossais. Et catholique.
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Les femmes masquées ont ce parfum de mystère que suggère la tension du mollet lorsqu’il se tresse sous l’effort. Une cambrure féline, ce déploiement des épaules qui enrobent l’appel des initiations secrètes, ce roulement en cascades des membres sous la soie, ce chaloupé des hanches quand elles susurrent au vent des sillons affolés. Ses mains aux ongles carnivores et vibrants comme une plaidoirie qui devrait condamner un innocent à mourir, ce corsètement des vibrations tactiles, cet élancement maudit des chevelures d’acier, cette moue aphrodisiaque qui se mire dans la voix, cette certitude d’appartenir à l’instant qui se sait éphémère. Elle se moque de la rose comme je me fous de l’avenir. Quoique. En sa présence distillée de caprices intempestifs. Je ne dis pas… C’est une subjugation à peine voilée. Je me lève.
Elle ne quitte pas le clavier du piano des mains, ne tourne pas la tête, ne me voit pas. Elle continue à jouer les variations Goldberg. Mais jure que si j’ose encore émettre la moindre velléité, la moindre parcelle de décision, elle m’enfouira dans les catacombes de l’inhumanité, avec un plaisir que ses fers et aiguilles ne sauront démentir. Elle soulève le pan de sa robe et je vois autour de ses cuisses une série de couteaux à faire pâlir les plus féroces et les plus sanguinaires des bouchers. Et j’en ai autant autour de la taille. De sylphide elle devient meurtrière. Je lui avoue que j’en suis un peu déçu et que j’avais envisagé une collaboration plus étroite. Le premier sifflement est celui d’une dague qui cloue ma manche droite au canapé. C’est un peu malheureux vu sa qualité et son coût présumé. Mais au second sifflement qui fait jaillir quelques gouttes de sang sur ma joue je préfère adopter un mutisme digne d’un lama.
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ses ongles comme si elle venait de découvrir le miroir de l’éternité.

Ach, c’est frai qu’elle choue pien !
C’est un peu lassant cette approche décalée des expressions françaises. Mais je ne suis pas en posture de lui faire la moindre remarque disgracieuse.

Et là, zwiffeschoutschiittapouc !
Je n’ai entendu qu’un son, mais ils étaient plusieurs.
Et le lent tournoiement du corps de Karl s’est accompagné d’un déploiement de dextérité féroce.
Le front, le cou, la poitrine, le ventre, les genoux, le dos, les mollets, et comme point ultime le cœur.

Mais combien en avez-vous lancé ?

Pas suffisamment.
 
Ach, je fois que fou affez fé konnécence avek Miranda. La plou bielle, pas vré ? Je me perds en conjectures et autres tentatives d’identification. Mais bon, nul n’est parfait. J’acquiesce. Il s’en accommode. Du coup je le reconnais. Il s’agit de Karl. Dessinateur délirant qui aime à représenter les démences humaines. On l’a accusé d’être à la tête d’une association internationale spécialisée dans le trafic d’organes : des reins, des cœurs, des yeux…
Il est exposé dans les plus grands musées du monde. Récemment on a prétendu qu’il avait utilisé des morceaux de corps volés dans ses tableaux. La nouvelle a fait flamber le prix de ses œuvres.
Miranda a un magnifique doigté. Je m’attends à recevoir un couteau en plein front. Mais non. Elle s’est retranchée dans un fauteuil de velours bleu et observe
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Elle referme sa robe, rabat le pan qui dévoilait ses cuisses, repose ses chaussures qui hébergeaient ses armes. Et sourit. D’un geste théâtral, mais efficace, elle dégaine un dernier stylet qui frappe le matelot qui vient d’ouvrir la porte. Chwiffezoutchiittaik ! Cela n’a pas fait le même bruit. Ce n’était pas la même haine. Et surtout pas le même alliage. Je fais faire mes couteaux en Estonie.

Venez.


XXVIII

Miranda est née à Hirson.
XXIX

Le temps dessine son ombre dans l’écume des vagues, creusant les reins de la mer comme on capture un escargot dans une coquille gavée de beurre. Et l’image doit parler au chien qui se pourlèche. Il observe un pêcheur de coquillages qui fait des trous dans le sable et laisse glisser son épuisette dans l’eau. Il jette nonchalamment ses proies dans un seau turquoise, sans doute en correspondance avec la couleur environnante. Quoique le ciel soit orienté vers l’obscurité. En plein jour. Menaçant et chargé de tensions. C’est son côté baudelairien déclare le chien. Je vois que tu renoues avec tes sentences littéraires. Il le faut. Quand on voit la façon dont les hommes traitent le langage en général et la langue française en particulier, il devient préférable que nous, canins, prenions les choses en main.
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Canin câlin noua la langue en lien. Le commissaire boit un whisky pur malt. Sa bouche est pâteuse et ses élucubrations quelque peu hasardeuses.
Mais coussin coincé couine en cri de canard.
Miranda ! Qui s’y met aussi et joue des allitérations approximatives. Elle a gardé son masque, mais ôté tous ses vêtements. Pour mieux dévoiler un double tatouage ou un tatouage double, peu importe : d’un côté, une salamandre écrase un serpent sous ses griffes. De l’autre, un serpent mord une salamandre à la gorge. Et le fond est rouge vif, représentant une forêt en flammes. On voit dans le lointain un volcan qui crache ses laves et ses pierres. Et une phrase distillée sur la peau :
« Qui tue par le feu périra par les flammes »
Les tatouages recouvrent la totalité de son dos et deux pointes acérées éteignent leur tranchant sur le rebond des fesses. Quand Miranda fait rouler ses omoplates, des creusets emplis de plomb en fusion font couler le liquide bouillant entre les muscles. Ses seins ne sont pas en reste, qui suggèrent le jeu sonore de deux tam-tams en folie.
Ce n’est pas un corps, c’est un écran magique, susurre le commissaire.   Et le chien, qui pourtant en a vu d’autres, siffle entre ses dents. Je lui signale que son attitude se situe à la limite de la vulgarité. Mais Miranda me rassure. J’ai l’habitude, laissez-le faire, il a bien le droit d’apprécier les belles choses.

C’est à ce moment précis que le téléphone a sonné.
Anad, vous devriez lire vos mails.
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XXX

Miranda est habillée. Elle cuisine un curry de mouton à la noix de coco. Le chien lui tient compagnie.
Je lis
« L’antre des souris n’est pas forcément une souricière. Le collier du chien gris est constellé de gemmes. Et la jambe des muses n’est pas toujours piquée des vers. » Je n’y comprends rien.

XXXI

Il est toujours atteint de cécité. Toujours fou. Toujours saoul. Mais goguenard et paillard. Hilare. C’est trop drôle, éructe-t-il. Vraiment trop drôle. Le chien lui mordrait bien la patte, histoire de voir si la plaisanterie serait aussi cocasse, mais je l’ai prévenu. Si tu viens, tu adoptes une attitude digne de ton espèce. Il a beau avoir acquiescé, je me méfie de lui.
L’aveugle piétine des pétales de roses, envoie valdinguer un chaton roux qui passait par là, tourne sur lui-même cinq ou six fois, entonne un chant incompré-hensible. Le chien me regarde. C’est du lapon. Alors, me dit-il, buvons les paroles.

Puis notre devin lève les bras en l’air et hurle. Vra tonnerre et cra litière, c’est serpillère en Ardèche.
Et du coup plus de sous.

Le chien souffle, exaspéré. Si dèche, plus de sous. C’est navrant.
Puis exerce ses incisives en retroussant les babines. Du calme. Mais trop tard. Une flèche empoisonnée traverse la pièce et vient frapper le front du furieux. Qui s’écroule en bavant. Et murmure.
Vra tonnerre, vra tonnerre. ..
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XXXII

L’Ardèche c’est un peu comme la Drôme, mais en moins bien. Les montagnes sont pluvieuses et le Massif central n’a pas la beauté des préalpes. De plus, l’été y sent les frites et les gorges sont envahies par des peuplades barbares. Voilà le point de vue du commissaire qui a passé toutes les vacances de son enfance à Vesc, petite commune charmante, mais un peu calme à son goût. C’est là aussi qu’il avait vécu son premier émoi amoureux, jetant son dévolu sur une jeune orpheline qui accompagnait sa mère adoptive, du mois de juin au mois de septembre. Il avait appris à grimper sur les balcons, entonner une chanson arménienne destinée à séduire les plus récalcitrantes des femmes et subir les quolibets des habitants, car ledit balcon était situé sur la place et chacun pouvait contempler les efforts démesurés fournis par cet adolescent pathétique.
A-t-il choisi son métier dans le but de se venger ou dans l’espoir de profiter des avantages de l’uniforme ? Nul ne le saura jamais. La belle s’est enfuie en Argentine avec un montreur d’ours et la fontaine a cessé de balbutier ses postillons.
Plus tard, elle jaillit à nouveau dans les hourras de la commune et le picodon s’est remis à couler à flot, enfin si l’on peut dire. Pour le moment, j’étais assis sur une pierre blanche, surplombant la rivière, et regardais nager quelques truites gracieuses, mais infidèles. Mon esprit vagabondait sur des marchés aux fleurs et des prairies enthousiastes où s’ébrouaient quelques fées lumineuses. La nostalgie est l’ennemi des actifs, mais la protectrice des rêveurs. Et le chien était persuadé que j’étais plus doué pour l’illusion que pour la réalité, question de principe. Il avait étudié Freud et n’était pas décontenancé par un brouillard de cartes.
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XXXIII

Le hasard n’est que la forme opaque du chaos. Il s’exprime en jeu et dénoue ses fils que personne ne comprend sauf à ce moment précis où ils se croisent. Mais l’événement est abusivement pris pour une cause et les fondements du mystère demeurent inaccessibles. Quel sens donner à ce qui en a déjà ? Où poser les prémices d’une pensée qui échappe à la localisation ? Finalement, toute explica-tion est géographique. Le chien est resté avec Miranda dans le Nord de la France. Peut-être est-il en train de lui demander subtilement ce que signifient ses ta-touages. Le commissaire est reparti à Calgary pour un congrès sur les morts en série. Alfigule nous a envoyé une carte postale du Brésil et moi je traîne mes guêtres en bordure de mer à Nice. Pourquoi Nice ? Et pourquoi pas le Brésil ? D’autres y ont déjà songé avant moi.
Alors comment fut-il possible qu’un tourbillon se produise entre les rochers ? L’eau bouillonnait violemment et la pulsion dynamique d’un geyser produisait le meilleur éclat cristallin. À l’hypothèse d’un phénomène extraordinaire répondit la découverte d’une origine qui aurait pu être prosaïque si elle n’avait pas été particulièrement esthétique. Un corps, un corps somptueux et sculptural s’était coincé entre les roches et faisait office de bouchon. Les remous gravitaient autour de la taille et des seins, longeaient les jambes et le dos pour surgir hors de l’eau autour du cou enlacé par un serpent de diamant, un serpent en colère naturel-lement.

Et sur la cuisse gauche figurait une salamandre.
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Nice offre ce port refermé sur la tranquillité. Mais les poissons savent que cette dernière est une menace sournoise. Ils en ont mangé suavement les effets. Mais surtout, je connais à Nice un spécialiste des serpents des montagnes. Et lui demande. Sont-ils tous fâchés ?

« Le serpent des montagnes mesure deux mètres quarante, pèse cent kilos et peut vivre jusqu’à quarante ans. Il est capable d'avoir quarante petits, qu’il quitte au bout de quatre ans. Il s’accroche dans les branches, fait le mort, puis tombe sur les hommes qu’il tue en quarante minutes. Il est très agressif. »9
Donc fâché. Mais attention, susurre mon ami scientifique, s’agit-il véritablement d’un serpent des montagnes, variété qui vit en Asie et parfois en Amérique, ou d’un serpent rencontré en montagne ?
Il gonfle le thorax comme s’il venait de proférer une vérité digne de l’intelligence d’Edgar Poe ou de Conan Doyle. Voilà tout le problème.
Je prends mon portable et appelle le chien. J'ai besoin qu'il me rende un petit service.

XXXIV

La nuit a déjà cristallisé ces pointillements de folie qui gravent la mémoire des détectives ensevelis sous l’alcool. Mais je suis encore lucide. Suffisamment pour traverser le vieux Nice sans encombre. Une lumière clignote dans mon esprit, en sombre vigilance de traquenards déjà fréquentés. Mais l’appel de l’ombre est toujours le plus fort. Une porte à huis. Un œil scrutateur qui recouvre une voix gutturale. C’est un montagnard qui ouvre le battant. Il est torse nu. Je m’attends à entrer dans une boîte gay des plus torrides.
9 Merci à l’école primaire française de Prague pour ces informations légèrement modifiées. Mais les sources de l’auteur sont très fiables.
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Il n’y a quasiment personne. Un néon vert dessine ses lettrines sur un fond jaune. « Ici l’amour serpente entre vos passions. » Pourquoi pas ? Mais de passions affolées je n’en vois pas. Pourtant, il y a derrière le bar une silhouette qui esquisserait quelques emportements débridés. Vigoureux et sensibles. Des enlacements corrodés de soupirs et des torsions enflammées de soufre. Elle porte une tunique de dentelle transparente et décolletée, une jupe si courte qu’on croirait un mouchoir rouge digne des meilleurs taureaux, une paire de bottes en croco déposée sur des talons de quinze centimètres. Que prendrez-vous ? Tout, si c’est possible. L’humour macho est redevenu à la mode ? Non, mais mon regard ne peut que s’ensevelir sous vos charmes. Trop heureuse. Je répète. Que prendrez-vous ? Ce que vous accepterez de me donner. Elle s’adresse au montagnard. J’ai un comique. Il grogne.
Élevez-vous des serpents ? Il sourit. Ça se pourrait. Je souris aussi. Pas pour longtemps. Car il cogne comme un sourd. J’ai juste le temps de me demander d’où vient l’expression que je traverse le mur. Qui pivote. Derrière, il y a un autre montagnard. Semblable au premier. Vous êtes jumeaux ? Non. Cousins. Tyroliens ? Non. Moi c’est Borsa et lui c’est Lino. Chapeau ! Puis je m’évanouis.

XXXV

Elle est masquée, elle aussi. Elle chante un stabat mater. Et elle est nue. Je connais ce galbe et ces formes, ce tombé de reins et ce léger rebondi des espaces interdits. C’est un corps musclé et généreux qui aurait pu m’aider à franchir bien des difficultés existentielles. Mais ses intentions ne sont visiblement pas amicales. Le masque est félin, les griffes aussi. Elle me gifle. Je sens sur ma joue une chaleur soudaine.
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Elle me gifle à nouveau. Autre joue. Une vague histoire de tendre la deuxième. Mais je ne suis pas convié à exprimer mes volontés, fussent-elles les dernières. Ce qui m’étonne c’est l’absence de tatouage. Sa peau est lisse, rien, nada. Mes tortures semblent suspendues. Borsa ou Lino, allez savoir, me bande les yeux. Et j’entends une voix, que je reconnais sans l’identifier, car elle est déformée. Alors Anad Ecmo, vous avez décidé de nous suivre jusqu’ici, dans notre antre. J’ai beau répondre que je ne vois pas tout de quoi il s’agit, les deux cousins se mettent à boxer avec moi comme un punching-ball. Décidément.

XXXVI

Si les hôpitaux sont des endroits silencieux et sentencieux, les mugis-sements qui parfois s’élèvent dans leurs couloirs de plus en plus peuplés font résonner leur gouaille sur les murs sertis de carrelages assassins.
On entend glisser les chariots habités de fantômes et les servantes où cliquètent les bouteilles d’eau et de lait. On croit sentir le fumet d’une préparation culinaire, et l’on découvre, dépité, que le steak haché n’a même pas le droit aux égards minimums. Un yaourt nature pleure sur le giron d’une tranche de fromage asséché et le plateau sinistre est déjà prêt à rentrer dans les abîmes de la désolation. Si je n’étais pas vissé au lit, je prendrais mes jambes à mon cou. Mais voilà, je suis prisonnier. Sauf que le rire du commissaire éclate sur les parois de l’ignominie médicale.
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J’ai vu jusqu’ici une infirmière rebutante qui ferait mourir de petits chatons rien que par son regard culpabilisateur, une fille de salle qui traîne ses éternelles sandales dont la seule fonction est de pousser au suicide les pensionnaires malheureux qui sont tombés dans le piège de cette fausse hospitalité. J’ai vu aussi un jeune médecin imberbe qui doit avoir passé son baccalauréat l’année dernière et voudrait expérimenter ses derniers fantasmes sur ma personne désabusée. Mais la tonitruance de ce policier inattendu me rassérène un peu. Il entre, goguenard, entre le clown dédié aux enfants malades et le prêtre des oraisons maléfiques. Anad, ah, Anad, vous m’étonnerez toujours. Je me croyais dépressif je me retrouve hilare et joyeux. Je me voyais sénile et solitaire, je rejoins le groupe des fans qui s’esclaffent et s’extasient. J’en ai même acheté Nice matin. Et là, je l’avoue, et je le déclare tout net. Quelle prestance, quel panache !
Quelle admirable photogénie ! Il me jette le quotidien. Mais je vois aussi que vous ne pouvez pas le lire. Car ils vous ont attaché à votre lit. Ce qui n’est pas étonnant étant donnée votre prestation nocturne, quoique flamboyante.

Il détache mes liens. Et me met sous le nez la page de garde. Je lis. Un inconnu, alcoolique notoire et détective imprécis, a cru bon de courir dans les avenues de notre ville, aussi peu vêtu qu’un nouveau-né. Merci au photographe amateur qui a réussi ce cliché magnifique où l’exhi-bitionniste, après avoir hurlé sous les fenêtres d’une résidence pour personnes âgées, s'est délesté du liquide qu’il n’avait pas en poche, mais en vessie, sur le boulevard Risso. Aux deux policiers qui l’ont interpellé il n’a proposé qu’un collier d’insultes et de mépris.
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Nos lecteurs apprécieront sa physionomie ambitieuse et comprendront pourquoi il a choisi de souiller les trottoirs de notre cité en face du musée d’histoire naturelle. Comme le dit le proverbe camerounais : un caméléon peut en cacher un autre.
Commissaire je suis innocent. Bien sûr, bien sûr… Mais j’ai mieux. De quoi vous appâter. Une morte.
Jeune et belle. Et si fraîche.

XXXVII

Grâce à lui je suis libre. Il a même réussi à convaincre ses collègues de ne pas me poursuivre devant la justice. Il a plaidé l’irresponsabilité.
Où va-t-on ? Sur le port. Le bateau sur lequel il monte ne m’est pas inconnu. C’est celui de Marius. Mais de Marius point. Alors que... Ce masque, je le reconnais. Vous savez un masque n’est pas attaché à une personne. Justement si.
Ce masque ne peut être porté que par la jeune femme que nous avons sous les yeux. Profitez-en, elle va bientôt disparaître. Et ce ne sera pas de la magie.

Je m’approche et soulève délicatement le masque. Deux magnifiques serpents ornent son visage. Enroulés, cracheurs de folie et de vengeance. Ils descendent jusqu’aux lèvres délicatement dessinées. Et le savez-vous, elle est morte d’empoisonnement.
D’empoissonnement ?
Non, j’ai bien dit empoisonnement. Alors que font ces poissons dans sa gorge ? Nous dirons qu’ils sont l’arête dans l’enquête. Il conclut. Tout est là. On peut faire avancer une arête, mais pas la faire reculer.

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La gémellité n’est pas une affaire de double, mais d’unique, ou peut-être de triple quand le triangle exprime une vision multiple de la béatitude. Jésus ressemblait à son père qui ressemblait à l’homme, qui lui-même n’était pas sans rapport avec le Saint-Esprit. Mais tous ne jouent pas le même rôle. Comme dit le contemplatif des horizons embrumés, à « chacun ses âmes et les oyes seront bien gardées. » C’est cela qui est compliqué avec le Tout-un, c’est qu’il est plusieurs.
Je dois être tombé sur un Lacanien ou plus terrifiant encore sur un Deleuzien. Il est jeune, porte un costume Armani et une montre Diesel10.
Je suis heureux de vous avoir trouvé. J’en conviens. Il me tend sa carte de visite. C’est un expert : en cause perdue ; en immobilier et en voitures d’occasion ; en placements frauduleux et en accession à la quiétude intellectuelle. J’ai d’autres cordes à mon arc, mais je préfère ne pas dévoiler toutes mes compétences au premier contact. Il murmure : les francs-maçons. Les francs-maçons ? Oui, les francs-maçons. Et puis nous sommes tous surveillés. Ici et ailleurs, partout.
Venez. Il me prend le bras et m’entraîne sous un porche. Je suis au courant pour les serpents, pour les salamandres, je… Ah, non ! Une flèche, la bave, le front, la mort. Encore et toujours. Quelle salade ! Je ne saurai jamais pourquoi il m’avait abordé et lui ne peut plus s’en souvenir. J’en désexpère.
10 L’auteur insiste sur l’ouverture mercenaire qu’il fait aux grandes marques. Dans une prochaine édition, il pourrait élargir la gamme des produits désignés.
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Les routes sinueuses ne sont pas forcément tortueuses. Elles peuvent mener au dénouement des incertitudes et à la révélation des vérités. La preuve, tous ces hommes intelligents qui ont décidé d’errer sur la montagne et qui ont reçu la grâce divine. Moi je suis perdu entre monts et vallées. Je vois des pins, je vois des chênes, je vois aussi quelques buissons de thym aux vertus mélancoliques et suaves. Le soleil frappe le sol, mais aussi le sommet de mon crâne, proche de l’ébullition. Ce n’est pas la tempête, mais l’éruption des laves. De petits singes bleus dansent sur mes yeux et une languissante fée laisse ses membres onduler comme une caresse. Heureusement pour moi et pour la suite de cette histoire, je franchis un mur de pierres et entends mystérieusement la mélodie d’une source.
Je range le plan que j’ai trouvé dans la poche du jeune homme étrange et déjà disparu pour mieux me rafraîchir et observer une habitation protégée par une luxuriante végétation digne d’un pays nourri de jungle. Mais comme nous sommes en France, dans le massif des Maures, je suis quelque peu circonspect.

Le mas est campé dans une clairière inattendue. Sur le linteau qui surplombe la porte il est écrit Laissez toute espérance vous qui entrez en enfer. Des chants gutturaux et lugubres résonnent dans l’entrée, sombre comme une caverne diabolique. Normal, que le diable habite au centre de la terre, il y fait plus chaud. Un aboiement particulièrement lourd11 fait frissonner le visiteur. Des rires s’entrechoquent au loin.
11 Il est parfaitement possible de peser les aboiements. La méthode est la même que pour les mots.
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Ce n’est pas une maison, mais un long couloir vers la mort, une descente inaugurale qui fait plonger la curiosité dans l’abîme. Et c’est bien un escalier qu’il faut emprunter, aux marches sculptées des corps de femmes nues enrobées dans l’extase des exigences sans frontières. Les rires se sont tus, mais les aboiements se multiplient. Des cierges écarlates jettent une lumière difforme sur les parois de pierre et de silex. Puis soudain, le silence le plus absolu. Et le noir le plus profond. Devant moi un mur lisse comme la joue d’un jeune enfant offert en pâture aux aigles de la joie. Mes mains cherchent une faille, un bouton ou une manette, que sais-je. Que mon front a heurté l’obstacle et que l’escalier derrière moi semble avoir disparu. Je sens que quelque chose bouge sous mes doigts. Et le mur décide de coulisser. Non, ce n’est pas possible !12
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Miranda !
Mais non ! Cette femme habilement déshabillée, ou presque, n’arbore pas de tatouage dans le dos. Juste une quasi-robe rouge qui est composée de quelques rubans délicatement vaporeux. Des chaussures de cuir, du serpent apparemment. Celui-là n’a plus l’occasion d’être véritablement en colère. Mais je distingue un autre crotale enragé sur la cuisse. Je sais.

Miranda ! Encore ! Je m’égare. Mais non ! Celle-ci a les épaules magnifiquement dégagées. Sa jupe élaborée flotte sur des jambes ciselées. J'aperçois un autre serpent sur son ventre. Enroulé comme un câble, mais dont la mâchoire est ouverte sur des dents aiguisées.

Miranda ! C’est bien elle.
12 On apprend dans les ateliers d’écriture à provoquer l’émotion et à nourrir le suspens.
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Combien êtes-tu ? Elle sourit. Tu viens en ami ? Évidemment. La réponse me semble adaptée. Chacune des trois porte un bracelet qui héberge des couteaux déjà rencontrés. Nous sommes quatre. Quatre ! Oui quatre. Qui est la quatrième ? Cette femme aux tatouages sur le visage ? Non, justement, non. Elle était bien notre sœur, mais ce n’est pas elle la quatrième. Bien sûr. Tu sais quatre est un chiffre magique. Oui oui je sais.

Nous avions aussi un frère, mais il a été tué. C’est dans sa poche que tu as trouvé le plan. Pourquoi votre sœur n’est-elle pas la quatrième ? Parce qu’elle a refusé de s’associer à notre projet. Qui est ?

Je ne le découvrirai peut-être jamais. Un nuage de fumée a envahi l’espace et je me suis évanoui.
XLI

Le comptable cuité calcule le coût de votre cuti. Un homme en blouse blanche tient une seringue dans la main. Le commissaire est debout, près de lui. Il est entièrement vêtu de cuir noir. En plus de vos phrases périphériques, vous vous êtes mis à la moto. Non, au maté. Je me suis inscrit dans un club brésilien aux mœurs plutôt décousues et parfois diluées. Dans le maté ? Non le maté c’est un jeu de mots pour ceux qui ont les yeux plus gros que le… Le médecin éjecte quelques gouttes d’un liquide nauséabond et se tourne vers le policier. Alors je pique ou je ne pique pas ? Vous verrez Anad c’est un as. Allez-y, avec lui mieux vaut se méfier. J’ignore s’il parle de mes éventuelles réactions ou des précautions élémentaires destinées à garantir ma santé. Il pique. Mais je vois dans son œil droit le reflet d’une scène épouvantable.
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Miranda et ses sœurs sont couchées sur le sol. Leurs pieds se touchent et leurs corps sont orientés vers un des points cardinaux. Comment le savez-vous ? À ma boussole interne, elle ne me trompe jamais. Je vérifie. Nord, Est, Sud. Ce n’est plus de la déduction, c’est de la sorcellerie. Justement, vous ne croyez pas si bien dire. Je commence à comprendre. Mais vous constaterez qu’il en manque un ou une. Il faut que je consulte un spécialiste que vous connaissez bien. Qui donc ? Le chien. Le chien, c’est évident. Après la boussole, le chien. Voilà une enquête rondement menée. Vous ne croyez pas si bien dire. C’est répétitif comme dialogue. Non, car nous avançons.
Où sommes-nous ? Dans un entrepôt, une usine désaffectée. L’entreprise appar-tenait à Monsieur et Madame Bolge. Rien à voir avec cette affaire. Méfiez-vous commissaire, des apparences trompeuses. Car le nom de Bolge renvoie au huitième cercle.
Je constate que lui m’enverrait bien au huitième hôpital psychiatrique. Mais il a l’habitude de mes délires.

XLII

Le chien a tracé neuf cercles dans le sable. Il pointe le huitième de sa patte droite. La gauche, c’est risqué. Et déclare. Le huitième cercle de L’Enfer est consacré aux fraudeurs. Si l’on reprend l’hypothèse du Were-jaguar nous tenons une piste. Mais il semble bien que certains défendent l’empereur et d’autres le Pape. Le commissaire ouvre des yeux immenses. Empereur, Pape ? Oui, la référence à Dante est clairement établie. Souvenez-vous que le poète a d’abord été guelfe avant de devenir gibelin. C’est-à-dire, a d’abord soutenu le Pape contre l’Empereur du Saint-Empire germanique. Tout est déjà présent. La fraude avec les bolges, la lutte entre deux factions et bien entendu la traîtrise.
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C’est là qu’il faut chercher. Il a attrapé un bâton, dans sa gueule et esquisse des flèches sur le sol. Tu es devenu fou ? Non, je me prends un peu au sérieux. C’est le risque avec les intellectuels, même canins. Et tes flèches, ça veut dire quoi ? Rien la marée va les effacer.

XLIII

« L’épine des roses ne se contente pas de blesser elle perce le cœur des choses. »

C’est une histoire d’amour, une vraie, une parsemée d’embuches et de jalousie, un fleuve détruit qui fait pousser des rêves et rend la vie aux passions mortes. Je le sais, je le sens, je saisis au vol des mots le rythme des renaissances, je plane sur des cieux outragés qui jouxtent la jouissance. Tiens donc la voilà, celle-là. Je balance les bras au gré de mes divagations et j’entonne le chant des combattants, non, mais ! Le chien me regarde, désabusé.
Dis-moi le chien, quel est pour toi l’auteur qui a le plus parlé de concupiscence dans la littérature nord-américaine ? Il hésite. Pourquoi nord-américaine ? Parce que l’ouest. Ben voyons. Mais il réfléchit. Irving, John Irving. Et dans quel livre ? Garp. Sa réponse est sans appel.

Mais si je peux insinuer quelque chose, je crains que tes déductions ne soient par trop fantaisistes. Justement non, elles sont des traits de lumière dans le firmament obscurci de mon intelligence. Ta quoi ? Mon intelligence. Passons. Tu ne voudrais pas goûter du chouchen, je viens d’en recevoir d’un ami breton, un épagneul que j’ai connu en Espagne. En Espagne ! J’appelle le SAMU ?
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XLIV

Les chiens les plus malins ne compren-nent pas toujours ce qui de l’homme fait de lui un être à part. Même le corniaud est parfois dépassé par les événements.

Je prends un train à Calais, un avion à Roissy. J’arrive à Concord dans le New Hampshire. Un taxi s’arrête près de moi. Sur sa plaque d’immatriculation le célèbre live free or die. Anad ? Suis-je devenu si célèbre ? Alors vous aussi vous avez senti le gibier. Le chauffeur n’est autre que Marius ! C’est une reconversion ? Non, mais je crois que mon bateau a été mal fréquenté. J’en achèterai un autre. Il traverse la ville et roule pendant une demi-heure. Voyez-vous, le New Hampshire est un état bien pratique, hormis le fait que l’impôt sur le revenu n’existe pas.
Il y a beaucoup d’anciens Français, ici. Mais aussi un autre indice que vous avez découvert, n’est-ce pas ?

En effet. Je commence à me méfier de Marius. Il se trouve trop souvent sur mon chemin. Quel âge a-t-il ? Et pourquoi me précède-t-il ainsi ? Pourquoi m’envoyez-vous des mails, Marius ? Moi ? Oui vous ? Et pourquoi je vous enverrais des courriels ? Je comprends enfin cet accent un peu décalé. Alors vous êtes comme Kérouac. Parfaitement, mes ancêtres sont venus de France au XVIIe siècle. De Guéret exactement. Vous avez faim ? Je reconnais là son humour. Je ris.
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Le chien se lèche la patte droite. Sais-tu quel est le symbole du New Hampshire ? Non. Il fait durer le plaisir. Le vieil homme de la montagne.

XLVII

C’est Alfigule qui a tenu à nous présenter son ami anthropologue. Il est barbu, a vécu chez les Guyanis, les Maoris et les Tangas malanio. Il a suivi les cours de Claude Lévi-Strauss et tient absolument à nous persuader des bienfaits du structuralisme. Parfois il se place sur la tête et scrute le monde en le regardant à l’envers. Régulièrement il pousse de petits cris et respire comme une femme enceinte de neuf mois et demi qui commence à s’impatienter. Mais lui ignore ce qu’est l’empressement. Il est en accord avec l’univers et les forces qui le traversent. Enfin qui le constituent. Car tout n’est qu’énergie. C’est ce qu’il prétend.
Marius avait un bateau. Je sens que le chien ne va pas apprécier les préambules. Il voguait.
Ben voyons, avec un navire. Puis il a coulé. C’est déjà mieux. Il a nagé. C’est à peu près la seule chose qu’il lui restait à faire. Il a échoué sur une plage. Moi j’aurais plutôt dit qu'il s’est échoué. L’anthropologue se tait. Il boude. J’essaie de lui redonner un peu d’allant. Je plaisante. Je lui raconte une histoire drôle. C’est l’histoire d’un pirate qui… Il hurle. Assez ! Ces chakras ont été rompus. Il vocifère en arabe. Puis en croate. Enfin en yiddish. Cela a un sens ? Silence. L’équilibre tellurique est brisé. C’est la conclusion que j’en tire. Le chien sort sa pipe. Trop facile. Avant de l’allumer, il questionne. C’est quoi la différence entre un anthropologue et un ethnologue ?
Alfigule sourit. Le commissaire prend des notes. Pour mes mémoires.
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XLV

Le restaurant ressemble à un chalet. Des motos-neige sont exposées dans un hall de vente. La salle est immense. La cheminée peut accueillir un orignal. Mais le van qui est garé sur l’herbe, un peu à l’écart m’est familier. J’en connais le plancher. Je regarde autour de moi. Qui sont mes ravisseurs ? Et savent-ils que Miranda et ses sœurs sont mortes ? Nous mangeons, nous buvons. Aux disproportions de Marius. Je devrais apprendre à me protéger, mais c’est plus fort que moi. La sauce, la viande et l’alcool sont mes auxiliaires vers l’infini. Le corps des femmes aussi. Mais il n’est pas au menu.
Je me sens de plus en plus fatigué. Allons-y. Marius se lève, je le suis. Il sort un briquet de sa poche et une cigarette un peu spéciale. Je le savais. Mais je m’effondre sur le bitume, juste au moment où j’entends des cris, des coups de feu, des cavalcades.
Une flèche vient se ficher dans ma poitrine. Trop tard.

XLVI

Le chien siffle entre ses dents. Le corbeau sourit et le commissaire soupire. Vous avez eu de la chance. Le livre de photos érotiques que vous aviez dans la poche de votre veste vous a sauvé. Comme quoi qui fait périr par l’épée peut aussi être protégée par elle. Sans allusion aucune. Que faites-vous ici ? Nous vous avons suivi, enfin suivi, disons que nous avons anticipé votre voyage. Le chien me lit un passage de Samarcande de Maalouf et se gratte la panse. Le commissaire fabule. Homère a précédé Omar, mais jamais le shérif. Alfigule me caresse le front d’un air maternel qui m’effraie. Ils ne passeront pas. Et ils rendront ce qu’ils ont volé au centuple. Je m’interroge sur les possibilités d’une telle restitution. Les reliques par cent, ce serait une drôle de multiplication.
Et voilà notre scientifique d’immersion objective, mais contemplative qui sort de sous un meuble un tromblon. Mieux vaut partir. Dans la nuit nous entendons des coups de feu. Qui s’abattent dans les arbres. Un vieux hibou s’effondre.
Avec lui, la fin est toujours la même.

XLVIII

Les tapis d’Orient ont le tissage délié, dans un entremêlement de souvenirs et de laines, de chatoiements persans ou de déferlements savoureux. Pendus au mur des rêveries ou délicatement exposés sur le sol, ils évoquent les lents détours des caravanes et la patience du berger. La chèvre se cabre, le mouton épie et le chien courageux accepte son rôle avec fierté. C’est qu’il sait. Le corniaud me regarde avec suspicion, presque avec jalousie. Deviendrais-tu possessif ? Il s’esbaudit. Possessif ? Pour une de mes congénères peut-être, mais pour toi…
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En revanche je me pose une question. Pourquoi observes-tu ce Kilim avec une telle intensité ? Je fais voyager mon morceau de poulet dans le massala et trempe mon pain thaïlandais dans la sauce. Je prendrai bien une crêpe à la noix de coco. Sur ce, je m’écroule.
Sans doute n’aurais-je jamais dû me rendre dans ce restaurant asiatique, dont nous avons trouvé l’adresse dans un guide touristique sur le Nem Hampshire.

XLIX

Le sourire des seins est une prière à la joie. La jeune fille qui m’évente est tendrement penchée sur ma personne et son inquiétude me rassérène peu à peu. Car je prends mon temps. Le commissaire est exaspéré, mais son haussement d’épaules est fataliste. Il sait que mes yeux ne peuvent s’empêcher d’errer de peau en peau et de caresse en caresse.
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Ils glissent sur la soie, rebondissent sur la pente, skient au fond des vallons où le parfum de la vanille côtoie subtilement celui de l’orchidée. L’orchidée ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Edgar avait raison, les évidences ne le sont jamais.

Alors je me lève, avec regret. Mais le visage que je découvre est tellement beau. Je m’y repose un instant. Et les yeux qui me dévorent présagent un retour impromptu et furtif. Mais je dois résoudre une énigme et les jeux charnels qui laissent entrevoir la porte des soupirs attendront un moment. Je suis stimulé.
Motif motivé meut la moue des murs. Justement, commissaire, justement.

J’écarte les pans du Kilim, qui émet un regret quasi féminin. Derrière, le vide. Un vrai vide. Comme celui des puits et des abîmes. Je saisis une cacahouète et la laisse tomber dans l’antre aussi morbide qu’insondable. Que faites-vous ?
Je compte. J’attends le retour du son. Mais visiblement il ne revient pas.

Après tout, la béance ainsi ouverte sous nos pas putatifs n’est pas très large. Et n’écoutant que mon enthousiasme je saute au-delà de la faille. Un couloir, une pièce meublée à la suédoise. Confortable. Un autre couloir curieusement construit. Mentalement je dessine les traits des parois, comme pour en faire le portrait robot et je comprends que je suis dans le ventre de la salamandre. Deux énormes griffes cherchent à m’agripper et une gueule crachant du feu laisse échapper une langue fourchue qui entaille la roche et les pierres. Puis une musique indienne entame sa procession et je me retrouve dans une caverne surplombant un précipice. C’est un rire qui déboîte mes certitudes et je réalise que je suis envoûté. Tout n’est qu’illusion, tout n’est qu’illusion, susurre une voix mélodieuse.
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Devant moi une immense table où est enchaînée une jeune femme, dont les formes évoquent les étincelles de l’harmonie. Regardez-la bien Anad, car elle va mourir. Tout vient d’elle et de ses manigances. Huit autres corps sculptés dans le péché des dieux me font face, huit poitrines épanchées sur le délire des ablutions, huit mains gauches armées d’un stylet aussi tranchant que la cime des douleurs éternelles.
Et toutes de plonger leurs lames dans la chair de la victime. Qui explose. Il s’agissait d’une poupée gonflable. Tout n’est qu’illusion, tout n’est qu’illusion. Je suis un peu perplexe. Serait-il possible que je perde mon sens de l’observation ?

L

L’abus de Mescaline est mauvais pour la santé.
LI


La police a retrouvé une femme de trente-trois ans, mutilée par huit coups de couteau. Elle porte un tatouage bleu sur l’épaule droite et une salamandre rouge sur l’épaule gauche. Un poème olmèque sur la cuisse gauche et une croix sur la cuisse droite, un symbole inca dans le dos une fleur enchâssée dans une pierre yéménite. Le commissaire ne peut s’empêcher de s’exclamer. Ce n’est pas une femme c’est un recueil ! Tous les signes sont là. Une voix murmure dans son dos. Tous les signes sont là, mais il faut savoir les déchiffrer. C’est Alfigule. Et vous Anad qu’en pensez-vous ? Qu’elle avait tout d’une déesse…
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LII


Le corps d’une déesse et la bibliothèque d’une chercheuse. Des livres sur les civilisations englouties, des ouvrages sur les cultures disparues, des opuscules sur les peuplades exterminées et les forêts abattues. Visiblement elle rédigeait un livre, mais les pages en ont été arrachées. Fatigué par tant de cruauté, je me suis appuyé sur le mur. Je n’avais pas vu qu’un tableau était accroché. Il est tombé en se brisant en mille éclats, peut-être mille et tre. Un feuillet s’est déplié. Juste une phrase. Marius était marseillais.
LIII


Commissaire si je vous dis Marseille, que répondez-vous ? Que santon s’étonne de s’abandonner au Settons.
Parfaitement. Nous aurions dû y penser plus tôt. Il y a près du lac des Settons un café qui s’appelle « La salamandre » et son emblème est curieusement un serpent. Cela ne manque pas sel. Je dirais plutôt de poivre, mais c’est une autre histoire. Où vivent les salamandres ? Dans le feu. Et quel est son prédateur ? Le serpent. Or vous avez constaté que les dents de la malheureuse femme que nous venons de trouver étaient collées. Ceci explique cela, mais à condition d’avoir préalablement élaboré une hypothèse. C’est inductif. Donc induisons.

Et rendons-nous dans le Morvan.
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LIV

Les sinuosités de l’âme suivent les pourtours du songe. Loin d’en délivrer les secrets et d’en révéler les substances, elles enveloppent les sens de torpeurs salines et dorées. Pourpres sont les bords de la passion quand elle s’embrase pendant les périodes de distillations oniriques. Il faut alors attendre que le corps reconstitue ses frontières et ses contours pour que l’unité du verbe se fasse reconnaître.
Longtemps les salamandres ont été la proie des serpents. Reptile contre amphibien. Le diable roux contre l’ange multicolore. En 1523 deux sectes ont été créées. Chacune avait comme objectif de voler les trésors des croisades. Puis ceux des colonies. Il y a eu des esclaves marqués aux fers. Les uns d’une salamandre, les autres d’un serpent des montagnes. Aujourd’hui encore il semble que la lutte continue.
Tout est bon, les statues africaines, les sculptures amérindiennes, les tableaux de la Renaissance.
Il paraît même qu’on aurait retrouvé une œuvre peinte par Mona28, une pièce inestimable représentant une prostituée vendant son corps aux animaux de la fureur érotique. Enfin, cela n’est peut-être que fabulation.
Certains prétendent que les deux sectes se sont réunies en une troisième. Ceux qui refuseraient d’être convertis seraient assassinés. C’est un peu le principe de la conversion.
Moi, Arthurin de la Renaudière, grand initié des Kabales inaccessibles ai découvert la bibliothèque des Sermonins. Ils ont accumulé au cours des siècles des connaissances incommensurables. J’écris ces mots sachant qu’ils ne me pardonneront pas d’avoir divulgué ces informations.
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Les Sermonins ont été inventés pour développer la paix dans le monde. Mais parfois la paix passe par la guerre. Si vis pacem, para bellum13, n’est-ce pas ?
Mais…………………….. »

Le texte n’est pas fini. Le chien exhibe sa trouvaille d’un air supérieur. Il est fier le corniaud d’avoir déniché (pour un chien ce n’est pas si mal que cela) un écrit datant de 1988. Qui est Arthurin de la Renaudière. Vous avez déjà vu un chien hausser les épaules. C’est agaçant. Tu ne connais pas Arthurin de la Renaudière. Non et toi non plus avant d’être tombé sur ce truc. Ce truc ! Un chien interloqué et touché dans son orgueil, c’est mieux. Bon, c’est un être mystérieux, retrouvé mort dans une cabane de pêche des Settons. Qui le sait ?
Il ne rit pas. Ceux qui ont le courage de fouiller les archives de Château-Chinon. Ah, oui ? Il ne rit toujours pas. Décidément tu manques d’humour ce matin. Je te donne la clé de l’énigme et tu ne penses qu’à baguenauder.

LV

La flânerie est un art destiné aux esprits disponibles. Elle suppose la vacance des cerveaux et la réceptivité des sens. C’est une fleur sur la peau des approches, un chemin sans but ni raison, le trajet toujours renouvelé de celui qui ignore où il va et qui veut oublier le tracé de la volonté. Marcher autour d’un lac pour y admirer les oiseaux, effleurer les fragrances des fougères pour y humer la fraîcheur des sites, ne plus rien attendre enfin que ce qui survient sans prévenir. Être libre enfin de ne plus souhaiter le devenir. Tu rêves ? Non je divague.
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13 L’auteur précise qu’il ne tient pas à ce qu’on lui offre une arme. Un couteau suisse suffira. En revanche il n’est pas contre l’idée de recevoir des chocolats des « Grillons du Morvan », auberge sympathique et chaleureuse.
C’est toi et tes baguenaudes qui avez enflammé mon mysticisme sans braise. Tu te souviens que nous sommes venus ici pour résoudre une affaire criminelle ? Qu’est-ce que le crime, après tout ? Je soupire. Le chien reste dubitatif. Alors je reprends les rênes. Fouette cocher !
« La salamandre » est un endroit discret, mais sympathique. Quelques pêcheurs, un couple hollandais, un poète égaré qui écrit au fond de la salle, et un curé énergique, mais qui a décidé de rendre à l’Église catholique les apparences de la dignité. Il est vêtu d’une soutane, ce qui, réminiscence de l’enfance me fait un peu peur. Mais surtout, apparition mer-veilleuse, une serveuse très jeune qui maîtrise ses atouts comme un joueur de poker un carré d’as, et qui use de ses appâts comme un cygne des neiges. Sous une robe chromatique le jeu mobile des perversions quand elle sillonne la chair de caladenia.Je bous. Elle le sait, comme elle sait que tous les regards la déshabillent
avec délectation. Elle vacille dans mes pupilles, vrille ses dards dans mes dermes et enfonce une aiguille assassine dans le cœur de mes désirs. J’en gémis. Le chien me frappe du coude. Tu vas faire un coma. Plusieurs si elle le demande. Mais l’éther de mes folies érotiques se moque de ce qu’il affiche. Des intentions de malversations lubriques et des exigences dominatrices. La faire vrombir, la tourbillonner comme la toupie des fièvres, la projeter dans l’abîme des intransigeances libidinales. Où est-elle ? Je l’ai perdue de vue. Je pense à Baudelaire, mais aussi et surtout, à un certain Marquis.
Le Marquis qui prit le maquis maquilla son fruit en myriade de l’exquis.
C’est le curé qui vient de s’exprimer. Et moi de le reconnaître. Il soulève doucement sa soutane et je vois deux chaussures de randonnée que seul le commissaire peut porter.
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J’attends mon verre pour y jeter mon dévolu, mais c’est un gros adipeux et bouffi qui vient nous apporter notre commande. Où est donc cette sylphide ? Elle aguiche et après elle file, faudrait pas qu’elle s’entiche. Pas de pourliche pour la pouliche. Je regarde le chien d’un air étrange. Tu t’y mets aussi ? Pas bien difficile. Mais je ne voudrais pas voler la spécialité de notre policier attitré.

C’est donc ici que devrait se terminer l’histoire. Que l’on me permette d’en douter. Quoique.

LVI

Et pourtant.

LVII

Nous attendîmes que la nuit fût tombée.
Vers deux heures du matin, une ombre est sortie d’un café. Puis une autre, et encore une autre. Finalement, quinze personnes, vêtues de bure et masquées. Les deux dernières forçaient une jeune femme à marcher devant elle en l’insultant. Le niveau des injures n’étant pas très élevé il n’est pas utile de les relater. Mais quelques putains et autres chiennes salées furent criées dans l’obscurité, à peine distendue par la lune.
Et quand nous voulûmes… cela suffit. Le chien vient de me déclarer tout net que le passé simple est devenu insupportable en 1920. Il veut du style contemporain. Bref, nous avons décidé de suivre cette procession quelque peu désaccordée.
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Mais là, plus rien ou plus exactement plus de catéchumènes. Pardi, où sont les quidams ? Commissaire, c’est pareil, abandonnez votre vocabulaire technique. Nous sommes en pleine action. Certes, certes. Et de trébucher. Saloperie de soutane. Vous n’avez pas trouvé plus discret. Même si la messe est noire, elle implique ma présence. Ça n’est pas certain. Nous verrons bien. Soudain, le chien a disparu. Où es-tu corniaud ? Une voix engoncée dans un puits nous répond. Ici.
Un escalier descend vers les profondeurs. Je me méfie. Mes souvenirs ne sont pas tous flamboyants. Mais rien ne se passe. Nous avançons dans un couloir serti de bougies immenses. Rien ne se passe. Nous entendons des déclamations. C’est une grotte envahie de moines pourpres. Ils sont au moins cinquante. La serveuse est attachée à une croix, elle-même fixée à un axe qui permet de la faire tourner.
Les moines ne s’en privent pas. Ils soufflent dans des tubes d’acier et visent le corps de la malheureuse. Sans doute faudrait-il agir, mais. Au moment où n’écoutant plus que mon courage et constatant qu’une centaine d’aiguilles sont fichées dans la prisonnière un chant grégorien nous assaille. Puis le silence. Puis une parole de femme amplifiée. Moldavor mutilatio perandis procréator. Du sermonin ! Une langue oubliée depuis si longtemps. Mais le chien semble la comprendre. Que dit-elle ? Que la création viendra de la mutilation.
Une silhouette géante apparaît dans le fond de la salle. Elle semble glisser sur le marbre. Sa main tient une épée royale. La croix pivote et se met à l’horizontale. Deux hurlements déchirent la scène. Celui de la silhouette et celui du curé. Mais le cri poussé par ce dernier a fait osciller la première. Qui tombe au sol dans un fracas d’échasses montées sur roues électriques.
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Tous fuient, sauf l’occupante de l’étoffe qui faisait d’elle une énigme. Mon Dieu ! Alfigule. Qui crache et bave, qui éructe et vomit sa haine. Pouilleux, cafards, petits merdeux de policiers et détectives. Et ce cabot ridicule qui nous suit partout. Désolé, pas cabot, corniaud.
Alors elle arrache ses vêtements pour exhiber une cicatrice de vingt centimètres. Ah oui, quand même. Je vais vous exterminer, vous faire regretter d’avoir mis vos pieds de nabots dans mes projets de géante. J’ai de l’ail, me suggère le commissaire. On peut essayer. Et une lampe torche. Alfigule s’accroche à une poignée. Et le sol s’ouvre sous nos pas. Des pieux vertigineux sont dressés. Mais le chien a été le plus rapide. D’un double saut périlleux arrière il vient frapper la tempe d’Alfigule, qui s’écrase sur les pieux. Nous constatons qu’elle est tatouée. Une salamandre et un serpent qui mutile une fillette apeurée. La fillette est très réussie. Les animaux aussi.
Il nous faudra explorer le reste de la caverne pour comprendre à qui nous avons affaire. C’est le syndrome de Lascaux. Des empreintes couvrent les parois. Amibiens, reptiles, mais aussi scènes de coït et de dépravations. Quel régal pour l’œil, mais quelle inquiétude pour la pensée. Nous entendons des appels. Et dans des niches, trois cents jeunes femmes enfermées qui nous expliquent. Les unes serviront au sacrifice, les autres deviendront des adeptes de la Salamandre ou du Serpent. Toutes sont marquées d'un tatouage. Celles qui désobéiront seront mises à mort ou si le jugement est plus clément, elles se verront apposer un autre dessin indélébile, celui de l’animal opposé. Elles seront les missionnaires chargées de commettre toutes les exactions et les vols exigés par Alfigule, sachant qu’un jour la punition définitive les frappera.
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Qu’allez-vous faire maintenant ? La question est posée à ces beautés en mouvement qui désormais ne craignent plus pour leur vie.
L’une d’elles me sourit. Devinez...


LVIII

La maison dans la dune est presque trop petite. Senteurs et chorales l’habitent. Le chien cherche un peu de calme pour traduire Confucius. Moi je convoite et adopte l’attitude du héros bien entouré.
Marius avait tout compris, mais il était bien trop gourmand et avait succombé aux promesses alléchantes de la salamandre, oubliant la puissance de son venin et de son souffle.

Une dizaine de filles ont décidé de rester un peu plus longtemps. Les autres reprendront leur route. Mais elles savent que désormais elles ne seront plus jamais seules.

Le chien m’a avoué être l’auteur des mails. Il avait peur que je m’ennuie.

Je l’entends chanter avec les jeunes femmes : No pasarán. Et plus doucement au loin le téléphone qui sonne…
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Fin*
* enfin, jusqu’au prochain...